Iouri est né à  terme. Une grossesse désirée, un enfant choyé in utero, une naissance sans problème, l'allaitement maternel suivi des premiers repas, ainsi que les premiers babillages et un développement moteur dans la norme ne laissaient en rien supposer qu'un diagnostic dans le continuum autistique se poserait ultérieurement sur cet enfant. Il était certes plutôt individualiste, préférant jouer seul lors des activités d'éveil musical et de psychomotricité ou à  la ludothèque que nous fréquentions durant les deux premières années qui suivirent sa naissance. À l'âge de 3 ans, mon fils ne parlait toujours pas ! J'ai commencé à  m'inquiéter, même si ce moment correspondait à  la séparation de ses parents et qu'une régression des apprentissages me semblait légitime. Des signes de replis comportementaux ne pouvaient être niés. En deuxième maternelle, je me suis rendu compte qu'il maîtrisait parfaitement la lecture. Le corps enseignant était déstabilisé, les psychologues démunis, perplexes... Comment comprendre un enfant dont le langage reste inhibé ? Ou qui ne s'exprime que par " écholalies " (répétition mécanique de mots ou de phrases entendus) mais qui, parallèlement, ouvre un livre et le lit intégralement, sans erreur, d'un ton monocorde, sans tenir compte de la ponctuation ? Mais lit ! Vous donne le résultat du " compte est bon " oralement en regardant l'émission " Des chiffres et des lettres " ? Bambin de cinq ans, incapable de soutenir son regard face à  autrui, restant allongé deux heures à  aligner des cubes ou à  jouer avec l'ombre de sa main sous les rayons du soleil et qui, cependant, joue à  l'horloge parlante toute la journée, effectue des calculs calendaires sans aucun support, récite les tables de multiplication... Bref, manifeste une précocité cognitive déconcertante tout en présen-tant une altération de la communication interpersonnelle ? Non, je n'ai pas écouté les pédopsychiatres qui préconisaient son placement en centre pour enfants non scolarisés. Oui, je me suis engagée dans un long combat de scolarisation à  domicile jusqu'à  ce qu'un projet d'intégration en enseignement ordinaire voie le jour. Moult encadrements furent mis en place. Les 4e, 5e et 6e années primaires furent réussies. La norme ? Il n'y correspondait en rien. La peinture, la musique, l'équitation l'aidèrent à  s'accomplir socialement, à  exprimer son " dedans " si imperméable, déroutant et difficile à  décoder... à  commencer par moi-même, sa propre mère. Alors, imaginez pour autrui ? J'ai sacrifié ma carrière, sans regrets aucuns afin de me consacrer à  son épanouissement, en tentant de comprendre, en tâtonnant, en informant son entourage, en recherchant inlassablement des stratégies éducatives, en reculant, en avançant, en me trompant, en conti- nuant... en ne cherchant pas à  le " normaliser " mais à  appréhender la différence de son fonctionnement. En partant de ses richesses afin de lui permettre de les exploiter et de trouver une place dans la société où il fera ce pour quoi il est fait, ce en quoi il excelle. Terminer l'enseignement secondaire reste un défi de taille. Fichue norme dans laquelle il ne se moulera jamais. L'accompagner dans les paramètres où subsistent des manques d'autonomie sans le sur-handicaper tout en l'aidant à  s'accepter, à  intégrer les pans de sa personnalité " atypique " mais riche, ô combien riche, constitue un but pour lequel les moyens (le matériel humain) restent un challenge quotidien et un refus de le soumettre à  une norme réductrice.

Muriel Bergoens Lafontaine


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Dossier paru dans Filiatio #22 - Janvier/février 2016