Enfants, adultes, victimes et survivantes

Samira Bourhaba : " Au moment du passage à  l'acte, il y a une souffrance, qui existe et se manifeste encore quand l'enfant grandit, et qui n'est plus nécessairement et consciemment liée à  l'abus subi, parfois des années plus tôt. Dans mon cabinet privé et dans notre pratique à  Kaleidos, je rencontre des adultes qui n'ont jamais été aidés alors qu'ils étaient enfants. Je vois les conséquences à  long terme des abus sexuels. Parvenues à  l'âge adulte, les victimes développent des symptômes qui ont pour cause l'agression subie, là  où elles peuvent penser que cela vient d'elles : ce sont des conséquences de l'abus. Ce que les gens ont mis en place pour sauver leur peau peut être aussi destructeur si les victimes continuent à  se penser comme responsables des conséquences qu'elles développent. L'enjeu est d'amener les victimes à  penser les séquelles comme des réactions, que ce soit le rapport à  la sexualité, à  la nourriture, les conduites à  risque. C'est aussi une manière de faire voir à  la personne victimisée qu'elle peut retrouver une possibilité d'action. Ici, à  Kaléidos, nous offrons plutôt un accompagnement thérapeutique pour les enfants et leur famille. Du fait de notre intervention, il y a une reconnaissance du statut de victime. Alors que parfois, la personne elle-même a du mal à  se reconnaître comme victime, à  reconnaître aussi le caractère injuste de ce qui lui est arrivé. De plus, pour certains, dire " j'ai été victime " peut rendre encore du pouvoir à  l'abus. Beaucoup de victimes se reconnaissent plutôt dans le terme de " survivants ".

80% de mes patientes sont honteuses et ne veulent pas que leur histoire soit connue

S. B. : " Écrire un livre, faire un projet photo : cela fait partie d'une stratégie de résistance et signifie : " je peux faire quelque chose de ce qui m'est arrivé, je ne subis plus, et je suis capable de me voir exister dans le regard de l'autre à  travers ce qui m'est arrivé. " Plus de 80% de mes patient( e)s sont honteuses, et ne veulent pas que leur histoire soit connue. "

Comprendre comment cela a pu arriver

S. B. : " Il y a plusieurs traumatismes dans le traumatismes. L'abus sexuel en lui-même, la réaction du parent non-protecteur, et son positionnement, du côté de la victime ou du côté de l'agresseur. La relation avec les frères et soeurs est complexe. Quand on parle de l'inceste, il est important de parler de la victimisation dans un contexte large. Un abus sexuel dans une famille n'arrive jamais par hasard, mais les victimes n'en savent rien parce qu'elles pensent que c'est de leur faute. Nous voulons arriver à  comprendre comment cela a pu arriver et quels furent les différents facteurs en jeu. On ne peut pas se contenter de dire aux victimes " ce n'est pas de votre faute ", sans comprendre pourquoi c'est arrivé dans cette famille-là , à  ce moment-là . La plupart des pères que nous voyons ne sont pas pédophiles, au sens de sexuellement attirés par les enfants, en dehors du cadre intra-familial. En 2012, nous avons suivi 83 jeunes, soit mineurs victimes, soit auteurs - dans ce dernier cas le plus souvent ils ont également été victimisés. Nous travaillons aussi avec la fratrie. "


Au delà  des chiffres
Un rappel :
> En France, en 2009, l'association internationale des victimes de l'inceste (AIVI) a réalisé un sondage avec l'institut Ipsos. Première conclusion : 3% des sondés se sont déclarés victimes d'inceste. Rapporté à  la population, le chiffre serait donc de 2 millions. Et plus d'un Français sur quatre déclarait connaître au moins une personne - majoritairement un ami ou une connaissance - victime d'inceste dans son entourage. 21 % des Français indiquaient également qu'ils ne sauraient pas quoi faire si un-e mineur-e leur annonçait qu'il/ elle était victime d'inceste et 42 % des personnes déclarant connaître une victime de l'inceste révélaient que celle-ci n'a été ni crue ni aidée par sa famille.
> " On estime que durant toute leur enfance, 5 à  10% des filles et jusqu'à  5% des garçons sont victimes d'abus sexuels pénétratifs, et qu'un nombre jusqu'à  trois fois supérieur subit une forme quelconque d'abus sexuel ", affirme l'Unicef.
> 72% des auteurs de violences sexuelles sur mineurs signalés sont des personnes appartenant à  la famille. (Étude Snatem 2001 citée par le CRIFIP, www.crifip.org)...
>... alors que 74% des personnes interrogées pensent que ce sont des inconnus qui agressent sexuellement les enfants. (Dialogue européen, 1999 : L'abus sexuel des enfants en Europe, Conseil de l'Europe cité par le CRIFIP, www.crifip.org)
> La majorité des abus sexuels intrafamiliaux ne sont pas signalés.
> Le risque relatif d'agressions sexuelles chez les handicapés est multiplié par 3 par rapport à  la population générale.
> Selon le code pénal belge, l'inceste est uniquement une circonstance aggravante lors de la reconnaissance de la peine et non pas un crime spécifique.

S. B. : " La qualification est très importante pour les victimes et pour la famille. Mais il faut différencier ce qui est qualifié juridiquement et l'impact d'une conduite incestueuse que l'on ne peut pas ou difficilement qualifier juridiquement. Je demande toujours aux victimes quand cela a commencé. Beaucoup ne savent pas répondre, car le passage à  l'acte est souvent dans la confusion, entretenue par l'agresseur, de gestes posés entre tendresse et sexualité. Il y a une progression qui prépare le passage à  l'acte et qui enferme les victimes, qui les rendent, dans leur propre esprit, complices, à  défaut de s'être opposée. L'abuseur s'appuie sur cette confusion pour dépasser la limite, ce qui amplifie la confusion dans la tête de l'enfant sur ce qui est normal, ou pas normal. Mais le plus souvent dès les débuts de la progression l'enfant est mal à  l'aise. Alors quand je demande : " à  quel moment avez-vous commencé à  vous sentir mal à  l'aise avec lui ? ", les réponses nous donnent des indications. Mais ce n'est pas un critère juridique... "

" Il me reste la douceur / le poudré de la couleur/ celle que jamais / osé porter je n'aurais... "

Florence Marchal

Mémoires, corps et âmes

Parfois, le corps se souvient quand la mémoire est piégée, ou quand elle s'est échappée.

S. B. : " À Kaléidos, nous avons ouvert une consultation d'ostéopathie pour les mineurs victimes. Ce travail corporel est très important et est parfois une condition pour que le travail verbal soit vraiment une aide. Généralement, les gens pensent qu'ils ont besoin de se souvenir avec précision pour pouvoir avancer. D'autres, non. Le principal est que le cadre garantisse une forme de sécurité à  la personne victimisée. "

Le tabou

S. B. : " On est dans l'impensable, dans le tabou ultime. Dans ma propre tête, et malgré mes années de pratique, j'entends des situations que je ne peux pas envisager. Avec ces réalités-là  et quel que soit l'âge de l'enfant, on est dans le pire tabou : comment un parent peut-il s'en prendre à  son enfant de cette manière-là  ? Il est impossible de se représenter l'inceste. On peut se mettre parfois dans la peau d'un parent excédé qui gifle un enfant, mais on ne peut jamais envisager une violence incestuelle. Et pourtant, rien qu'à  Liège, nous devons refuser des cas par manque de moyens ou de personnel suffisant. C'est également un tabou de société. Les abus sexuels intrafamiliaux sont une problématique insuffisamment prise en compte. Dans le privé, les patients peuvent consulter de nombreux professionnels avant de pouvoir parler à  un-e thérapeute qui soit disponible pour les accompagner, parce que capable de penser leur vécu et de les entendre. Il reste une loi du silence autour de cette problématique qui est un vrai problème de santé publique. L'inceste dérange, on le minimise. On est dans l'impensable et dans l'effroi. "


> Asbl Kaléidos 50, rue des Éburons 4000 Liège, www.asblkaleidos.be

Lire la suite du dossier préparé par Sabine Panet et David Besschops: L'inceste

Dossier paru dans Filiatio n°11 - septembre / octobre 2013