Thibaud, jeune père aux gestes calculés, éprouve d'immenses difficultés à  se rendre dans les boutiques de vêtements - et plus précisément dans l'aire " lingerie intime enfant ". La dernière fois que sa fille lui a demandé de nouvelles petites culottes, il s'est fait accompagner par une collègue de bureau afin de donner le change. Donner le change à  qui, et quel " change ", est-on tenté de rétorquer. Au " monde ", évidemment ! Aux autres clients, aux caméras de surveillance et, surtout, à  lui-même. Depuis sa séparation, il éprouve de la peine à  se considérer père et se comporter comme tel hors du cercle de la vigilance féminine sans immédiatement se sentir suspect. Face aux petites culottes, il n'ose zyeuter les minis strings (que font-ils là  ?), il sue abondamment et éprouve une incompréhensible culpabilité. Dans les rayons, pourtant, personne ne le scrute. L'indifférence règne. Alors, d'où lui vient ce malaise et cette sensation d'être sous surveillance ?

Ailleurs, c'est Gégé, un papa gigantesque, en comparaison des enfants minuscules de la plaine de jeu, qui s'ébat joyeusement en compagnie de sa môme de huit ans. Trois fois plus haut que le toboggan, il la poursuit, l'attrape ou la projette vers le ciel comme si elle était un jouet hilare, devant d'autres parents horrifiés à  l'idée qu'il pourrait la casser. Prenant peu à  peu conscience du poids de leurs regards, Gégé s'interroge. N'est-il pas impudique de la part d'un père d'être constamment en train de toucher sa fille et de la manipuler comme il le fait ? Ne risque-t-il pas de déchirer la membrane de l'enfance de ses gestes brusques ? Et n'est-ce pas là  faire de la concurrence déloyale ou égratigner l'image de ces parents placides qui lisent, discutent ou tricotent solennellement sur les bancs accotés au bac à  sable, que d'exprimer et partager ses élans ludiques avec une gamine ?

L'opprobre silencieux pesant sur lui, Gégé s'est mis à  divaguer qu'un père, c'était un homme auquel on avait fixé pour un temps indéfini des petites roues semblables à  celles qu'on visse aux premiers vélos des enfants. Autrement dit, il ne pouvait pas rouler seul comme un " grand "...

Devant la Fnac de Liège, il existe un banc sur lequel se réunissent ceux qu'on appelle communément des marginaux. Un jour, ce banc étant désoccupé, Jérémy s'y assied. Et quelle n'est pas alors sa surprise de découvrir que les gens passent sans le voir. Comme si, soudainement, un imperceptible mur s'était dressé entre lui et eux. Qu'il leur fasse des signes du bras ou qu'il reste coi, le résultat est identique : ils demeurent imperturbables. Se coulent sans modifier leur rythme dans le flux de la foule. Après plusieurs tentatives pour attirer leur attention, Jérémy comprend qu'il s'est installé à  la place des invisibles. Un endroit dont la particularité, voire la fonction (?) est d'escamoter l'humain qui l'occupe.

En considérant ces trois situations, nous nous sommes demandé si ne se dessinaient pas quelque part dans l'air des silhouettes prédéterminées qui nous attendraient et dans lesquelles, en vertu de notre statut, rang ou activité, nous serions tenus de nous glisser afin d'être identifiables. Ce qui expliquerait alors qu'un homme s'imaginant contrevenir à  ces règles tacites pour acquérir la lingerie de sa fillette, sans nécessairement se croire devenu pédophile, puisse néanmoins ressentir la sensation diffuse d'être un violeur de constructions sociales. D'où, vraisemblablement, la culpabilité imprécise qui l'imprègne. Et cela illustrerait en outre comment la contradiction entre l'impulsion d'un devenir parent et les codes sexistes le déterminant au préalable peut produire dans le psychisme de l'individu qui la subit un impact d'un big-bang.

Autant de fausses questions, (et de fausses réponses !), simples comme " Bonjour ! " (mais qui dit " Bonjour ! " ?) qui vous invitent à  des réactions innovantes ou porteuses de sens inédit(s).

David Besschops

Article paru dans Filiatio #13 / mars - avril 2014, abonnez-vous ou téléchargez gratuitement ce numéro.