En 2013, la journaliste et blogueuse française Titiou Lecoq a mis en ligne sur son blog Girls and Geeks une photo prise à  la naissance de son premier enfant. Au lieu de poster le traditionnel portrait de nourrisson au visage encore tuméfié par l'accouchement, elle a choisi de partager avec ses lecteurs une photo de son placenta, étalé sur la table d'accouchement et scintillant sous la lumière blafarde typique des hôpitaux. " Quand je l'ai vu, j'ai été complètement fascinée. Je l'ai trouvé joli. On aurait dit une belle pièce de boucher, une boule de viande parfaite, avec une belle couleur ", se souvient-elle amusée. Si la plupart des habitués du blog ont apprécié son billet décalé, elle a tout de même reçu une flopée de messages indignés : " Des mères m'écrivaient que je n'aurais pas dû le faire, que c'était quand même le plus beau moment de ma vie, et me demandaient comment je pouvais le souiller de cette façon ", se souvientelle, en dénonçant une " sacralisation de l'accouchement ".

Comme si cet organe sanguinolent était un témoin gênant de ce qu'est en réalité un accouchement : de la chair, du sang, des sécrétions corporelles, des déjections, du stress, des cris de douleur... Une animalité qui est gommée sur les images de nouveau-nés que partagent les parents sur les réseaux sociaux, les photos étant généralement prises seulement une fois que le bébé a été lavé et habillé. " Pour moi, l'intimité de l'accouchement n'est pas dans ce bout de viande ", insiste Titiou Lecoq. " Beaucoup de gens ont été choqués par cette photo mais je trouve que ce qui devrait les choquer, ce sont les gens qui postent des photos de bébés dans leur berceau alors qu'ils sont seulement nés depuis deux heures ", ajoute-t-elle.

" Complètement escamoté à  l'accouchement "

L'expérience qu'a faite cette blogueuse est symptomatique du regard posé sur le placenta dans nos sociétés. En milieu hospitalier, il est généralement mis de côté, laissé dans l'ombre voire " escamoté ", comme le dit l'anthropologue française Nicole Belmont : " Quand j'ai commencé à  m'intéresser au placenta, c'était un organe dont on ne parlait pas, qui était complètement escamoté à  l'accouchement, et il y avait bien des femmes qui ne savaient peut-être même pas qu'après l'enfant venait leur placenta ". Lors d'un accouchement à  l'hôpital, le placenta n'est pas systématiquement montré à  la mère et il est considéré par le personnel médical comme un " déchet anatomique humain " qui à  ce titre doit être détruit par incinération. Il est pourtant légal aujourd'hui en Belgique, sur demande, d'emporter son placenta chez soi après une naissance à  l'hôpital. Mais peu de femmes enceintes sont informées de cette possibilité : " En général, les gynécologues ne leur demandent jamais ce qu'elles veulent faire de leur placenta. Il n'y a pas d'éveil à  ça, c'est très rare ", explique la sage-femme belge Françoise Laloux. En conséquence, beaucoup de futures mères ne s'y intéressent pas. " Ce sont les sages-femmes qui intéressent les mamans à  ce sujet-là . Pendant la grossesse, on leur demande ce qu'elles veulent en faire, ce que ça représente pour elles et pour le bébé ", explique la sage-femme. " On propose à  la maman d'enterrer le placenta en faisant un petit rituel. C'est quelque chose qui termine la grossesse. On l'enterre et on y plante un arbre, c'est l'arbre de l'enfant ", poursuit-elle (lire témoignage ci-dessous).

Cette pratique n'a rien de nouveau, elle s'inspire des traditions ancestrales qui ont perduré jusqu'au début du 20e siècle en Europe rurale. Les enfants venaient au monde dans la maison familiale, la question du devenir du placenta après son expulsion se posait donc très concrètement aux parents ou aux autres membres de la famille. Il était généralement coutume de le planter dans le jardin ou les terres que possédait la famille, explique Nicole Belmont : " On plantait dessus un arbre fruitier qui en quelque sorte représentait la fertilité de ce placenta promis à  la pourriture et dont les fruits symbolisaient l'enfant, qui est le fruit de la mère ".

L'enfant qui s'est sacrifié pour que l'autre puisse vivre

Ce souci du devenir du placenta est présent à  travers la planète, et notamment en Afrique, où cet organe est généralement considéré comme le double de l'enfant qui vient de naître, explique Nicole Belmont : " Dans toute l'Afrique, il est perçu comme le compagnon de l'enfant durant neuf mois. C'est son jumeau, c'est son frère aîné ou cadet. Cela explique pourquoi il faut le traiter avec respect, l'enterrer, pas forcément tout près parce qu'il peut devenir dangereux, puisqu'il a été son frère pendant longtemps et qu'il est exclu ". Le placenta est en quelque sorte l'enfant qui s'est sacrifié pour que l'autre puisse vivre. Elle donne l'exemple des Dogon, au Mali, qui attendent que le placenta soit expulsé pour couper le cordon, et disent à  ce moment-là  : " On a eu l'enfant, on n'a pas eu son petit frère ". Cette gémellité trouve d'ailleurs un écho troublant dans les mensurations du placenta : " Le poids du placenta est toujours corrélé au poids du foetus, c'est-à -dire qu'en règle générale, plus le foetus est gros, plus le placenta est gros ", explique la pédiatre française Danièle Evain-Brion. La psychanalyste française Christèle Proust voit dans la séparation du bébé et de ce " compagnon des profondeurs " qu'est le placenta à  la naissance un " surmoi précoce " : elle serait un " meurtre du pair ", de la même façon que le meurtre du père dans le surmoi oedipien.

Le placenta symbolise également " la demeure, le lit de l'enfant durant la grossesse ", ce qui explique pourquoi on l'enfouit après la naissance dans la terre familiale ou l'espace domestique, indique Nicole Belmont : sous un carreau de la chambre des parents au Maroc, devant la porte de la case en Afrique noire, sous la maison surélevée en Asie du sud-est.

Vous reprendrez bien un peu de pâté de placenta à  tartiner ?

Une pratique de plus en plus répandue, notamment dans les pays anglo-saxons, consiste à  manger son placenta, en s'inspirant des mammifères qui dévorent leur placenta immédiatement après l'accouchement, vraisemblablement pour éviter que l'odeur du sang frais n'attire les prédateurs.

On lui attribue des vertus dopantes en raison du cocktail d'hormones qu'il contient, qui favoriserait la montée de lait et réduirait le risque de dépression postpartum. Mais aucune étude scientifique sérieuse ne le confirme jusqu'à  présent. On trouve en tout cas de nombreuses recettes sur internet, allant de la pizza au placenta au smoothie de placenta en passant par le pâté de placenta à  tartiner, mmmhhhh....

Récemment, la starlette des réseaux sociaux Kim Kardashian a de nouveau fait parler d'elle en postant elle aussi sur son compte Twitter une photo de son placenta... mais sous forme de gélules qu'elle comptait avaler chaque jour.


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Témoignage d'une maman

Le super héros des organes, par la sage-femme Françoise Laloux


Article paru dans Filiatio #23 - mars/avril 2016