Filiatio : À quelle urgence sociétale répond votre travail sur l'empathie ?

Serge Tisseron : Le coeur de l'être humain a toujours été partagé entre deux désirs complémentaires et indispensables à  la bonne marche sociale : d'un côté, l'empathie et la solidarité, et de l'autre, l'emprise et le contrôle. Hélas, depuis le XVIIIe siècle, le désir d'emprise est valorisé de façon unilatérale, qu'il s'agisse du pouvoir sur la matière ou du pouvoir sur d'autres êtres humains, comme dans ce qu'on appelle le " charisme ". L'entraide et la solidarité, longtemps valorisées par la religion, sont maintenant assimilées à  une faiblesse, voire à  de la " sensiblerie ", et associées à  des tâches féminines jugées secondaires. Mais cette posture n'est plus tenable. La valorisation sans contrepartie du désir d'emprise a fini par rendre notre monde inhumain. On s'aperçoit aujourd'hui qu'il est essentiel de reconnaître la place de l'empathie et du désir de réciprocité qui lui est lié. C'est pour cela qu'un peu partout, on réhabilite l'esprit d'échange et de mise en commun des ressources et des services, comme dans le covoiturage, le recyclage des vêtements usagés, les cuisines collectives. Une nouvelle philosophie de la vie et de la relation se développe, organisée autour de la capacité d'empathie.

F. : Comment définir l'empathie ?

S. T. : En effet, le mot est souvent mal compris. D'abord, il faut dire ce que l'empathie n'est pas. Elle se distingue en premier lieu de la sympathie. Dans la sympathie, on partage les valeurs de l'autre, et à  la limite, on se confond avec lui. La sympathie amène à  pleurer avec celui qui pleure et à  rire avec celui qui rit. L'empathie n'est pas non plus la compassion. En français, ce mot est réservé à  la réactions aux souffrances d'autrui. Enfin, l'empathie n'est pas l'identification : celle-ci n'est en effet que le premier degré de la pyramide de l'empathie, qui comporte trois étages. (cf. schéma)

F. : À quoi correspond le premier étage, ce que vous appelez l'" empathie directe " ?

S. T. : C'est la possibilité de se mettre à  la place de l'autre dans deux domaines complémentaires, les émotions et les pensées. Cette capacité ne s'exerce pas seulement avec les humains; elle permet aussi de ressentir et de comprendre ce qu'est censé éprouver un personnage de fiction. Et elle n'est pas spécifique à  l'homme : des animaux en sont également capables, notamment les singes supérieurs. Ses deux composantes apparaissent à  deux âges différents. L'empathie émotionnelle, c'est-à -dire la capacité de ressentir ce que l'autre ressent sans se confondre avec lui, apparaît peu après la naissance. L'empathie cognitive, quant à  elle, apparaît plus tard, vers quatre ans et demi. Avant cet âge, l'enfant ne peut pas comprendre que l'on peut avoir des points de vue différents basés sur des expériences différentes. Pour lui, il y a toujours un " gentil " et un " méchant ". Ce qui pose d'ailleurs de graves problèmes aux enfants dont les parents se séparent avant qu'ils atteignent l'âge de l'empathie cognitive. Enfin, il est essentiel de comprendre que cette empathie directe peut être mise aussi bien au service du désir d'emprise que de solidarité. Etre capable de se mettre à  la place d'autrui permet de l'aider, mais aussi de le contrôler, puisqu'on sait ce qui peut l'atteindre.

F. : Le deuxième étage correspond à  l'" empathie réciproque ". Pouvez-vous nous en dire plus ?

S. T. : À la différence de l'empathie directe, l'empathie réciproque n'est pas une donnée biologique, mais culturelle. Elle est la capacité non seulement de se mettre à  la place de l'autre, mais aussi d'accepter que l'autre se mette à  notre place. À la différence de l'empathie directe, elle suppose donc de reconnaître à  l'autre le statut d'être humain. Éprouver cette empathie, c'est accepter que l'autre s'estime comme je m'estime, sans mépris. C'est aussi accepter qu'il soit aimé et qu'il aime, comme j'aime et veux être aimé. C'est enfin accepter qu'il ait les mêmes droits sociaux et civiques que moi. Cette empathie nécessite d'avoir le courage de faire confiance, et ce n'est pas toujours facile. Aujourd'hui, à  cause de la crise économique, on assiste à  beaucoup de repli communautaire et d'ostracisme : on craint que les " étrangers " aient autant que soi, et qu'il en reste moins pour soi-même et ses enfants. Certes, si on développe cette empathie réciproque, on court toujours le risque d'être déçu... Mais si on ne la développe pas, on sera déçu à  tous les coups et épuisé par une lutte permanente dans laquelle on finira par ne plus rien partager avec personne.

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F. : Enfin, le troisième étage de la pyramide est celui de l'empathie réciproque et mutuelle.

S. T. : C'est l'empathie qu'illustre à  merveille le film Intouchables (1), entre un cinquantenaire handicapé, riche et blanc, et un jeune homme noir pauvre. Sans pour autant que leur relation soit symétrique, il naît entre eux une relation d'empathie réciproque et mutuelle : chacun accepte que l'autre puisse l'informer de choses qu'il ignore sur lui-même, soit qu'il ne les connaît pas, soit qu'il les tient cachées. C'est ce qu'on appelle aussi l'intersubjectivité : l'autre peut m'éclairer sur moi-même. L'empathie réciproque et mutuelle concerne peu de monde, mais elle est précieuse : c'est très important d'expérimenter cette relation-là , avec son partenaire, un-e ami-e proche, son psy...

F. : Pourquoi associe-t-on l'empathie aux représentations traditionnelles du féminin ?

S. T. : Il s'agit d'une erreur dans laquelle notre société est engagée. Les femmes ont en général plus d'empathie directe, car elles s'occupent plus des nouveaux-nés et ont donc été amenées à  développer cette forme d'empathie. Mais attention, cette empathie directe, qui leur permet d'être plus intuitives, n'en fait pas des personnes par nature plus généreuses. Par rapport aux deux autres formes d'empathie, les femmes et les hommes sont égaux : l'empathie réciproque, puis l'empathie réciproque et mutuelle, relèvent d'un choix éthique.

F. : Peut-on alors imaginer que les hommes qui s'occuperaient davantage des nouveaux-nés développeraient plus d'empathie directe ?

S. T. : Oui, des hommes qui s'occuperaient davantage des nouveaux-nés pourraient développer davantage d'empathie directe, du fait de la relation avec le bébé. Mais encore une fois, cette empathie directe peut servir tout autant à  l'entraide qu'au désir de contrôle.

F. : Les nouvelles technologies de l'information et de la communication favorisent-elles l'empathie ?

S. T. : Oui, si on décide de les utiliser de cette façon. Avec les technologies de l'information et de la communication, on peut aller à  la rencontre de gens très différents de soi, mais aussi chercher à  en contrôler le plus grand nombre. Comme toutes les technologies, elles se mettent au service des désirs de ceux qui les utilisent. En revanche, les pouvoirs du numérique sont considérables, et ils obligent aujourd'hui à  réfléchir à  la société que nous voulons pour nos enfants. Développer l'empathie n'est plus un choix, c'est une nécessité.


(1) "Intouchables" est un film français réalisé par Olivier Nakache et Éric Toledano, sorti en novembre 2011. Inspiré d'une histoire vraie, il met en scène la relation d'amitié entre un riche tétraplégique et son aide à  domicile.


BIO EXPRESS

> Serge Tisseron est médecin psychiatre, docteur en psychologie et psychanalyste. Son travail de recherche et ses publications portent principalement sur trois thèmes : les secrets de famille, les relations que nous établissons avec les images et nos rapports aux nouvelles technologies. Il a publié une trentaine d'essais personnels (dont le fameux Tintin chez le psychanalyste, paru chez Aubier en 1985), participé à  une cinquantaine d'ouvrages collectifs et publié plusieurs albums de bandes dessinées dont il est à  la fois le scénariste et le dessinateur. Ses livres sont traduits dans quatorze langues, excusez du peu !

À SUIVRE

> Début octobre sera lancée dans l'Hexagone la campagne " 3-6-9-12, Apprivoiser les écrans et grandir ", pour donner des clés aux parents sur la meilleure manière de gérer les écrans à  la maison. Le principe : évitons les écrans avant 3 ans, attendons 6 ans pour la console de jeu, 9 ans pour Internet et 12 ans pour les réseaux sociaux, mais aussi beaucoup d'autres choses. Un site développe cette campagne : www.sergetisseron.com
Signalons que la règle " 3-6-9-12 ", créée par Serge Tisseron en 2008, a été reprise par Yapaka au printemps dernier dans une campagne de sensibilisation en Belgique. Plus d'infos belges : http://www.yapaka.be/livre/grandir-avec-les-ecrans-la-regle-3-6-9-12

Article paru dans Filiatio n°11 - septembre / octobre 2013