Filiatio : Au 19e siècle, dans nos contrées, la très grande majorité de la population vivait de l'agriculture. Quelles conséquences cela avait-il sur le plan de l'organisation familiale ?

Jacques Marquet : La famille de l'époque jouait un très grand rôle dans l'économie. Le cliché veut qu'elle regroupait sous un même toit plusieurs générations et un nombre important d'enfants. Il semble toutefois que dès le 16e siècle, c'est la famille nucléaire, le couple et ses quelques enfants, qui domine en Europe. Quoi qu'il en soit, ses membres vivent, dorment, mangent, travaillent ensemble, sous le contrôle social fort de la communauté, du village, de la paroisse. En tant que responsable de l'entreprise familiale, le père est le chef incontesté de la famille.

Sur le plan économique, la famille du 19e remplit trois fonctions. La plus évidente est bien sûr celle de production : la famille est en quelque sorte le lieu de production, tant agricole qu'artisanale. C'est aussi le lieu de la consommation, deuxième fonction. Elle a, troisièmement, une fonction patrimoniale. Par les règles de succession, c'est elle qui contrôle la dotation des enfants, décidant ainsi largement de leur avenir. Le pater familias avait intérêt à  garder le plus longtemps possible la mainmise sur l'exploitation agricole et ne mariait ses enfants que relativement tard. Beaucoup restaient d'ailleurs célibataires (en 1900, 17% de la population est toujours célibataire à  50 ans) et donc, dans la dépendance du patriarche. Ce célibat avait l'avantage d'éviter la dispersion des terres.

F. : Et sur le plan social ?

J. M. : La famille du 19e joue là  aussi un rôle primordial. En l'absence d'un système scolaire développé, c'est elle qui assure en priorité la fonction de transmission des normes, des règles de comportement et des valeurs. Cette socialisation se réalise tant de façon consciente (remarques, punitions, rappels à  l'ordre...) qu'inconsciente, via l'imprégnation quotidienne. La famille assure aussi une fonction de protection. Si la loi de l'honneur est souvent invoquée pour couvrir les excès d'un père autoritaire ou contenir les velléités de dissensions intra-familiales, c'est aussi le fondement d'une solidarité familiale, et donc d'une protection familiale pour chacun de ses membres. Cette protection se traduit également par une solidarité intergénérationnelle. Il faut se rendre compte qu'à  l'exception de quelques embryons de solidarité se développant à  la fin du 19e siècle, la famille est alors le seul cadre d'une solidarité entre les générations. L'obligation d'entretenir des parents devenus âgés est fondée sur base de la dette contractée à  leur égard pendant la prime jeunesse. Enfin, la famille régule également la sexualité.

F. : Que se passe-t-il lors du passage à  l'époque industrielle ?

J. M. : Le recul du mode de production agricole change la donne. Le lien avec la terre s'effrite et les mariages peuvent se conclure de manière plus précoce. On note par ailleurs que le taux de célibat définitif diminue (en 1947, le taux de célibat définitif chute sous les 10%). La baisse de la mortalité chez les adultes et chez les enfants et la baisse de la fécondité ont un effet sur la taille des familles. La taille plus petite du ménage lui permet plus de mobilité.

Avec l'industrialisation, l'urbanisation et la scolarisation, la famille évolue vers un modèle nouveau marqué par une distinction nette des rôles masculin et féminin. L'homme travaille à  l'extérieur pour assurer le bien-être économique de la famille. La femme reste quant à  elle confinée dans la sphère domestique avec la tâche de veiller à  la qualité de vie matérielle (cuisine, propreté, hygiène...) et relationnelle (éducation, soutien affectif...) du ménage. La mère prépare les enfants à  intégrer le système de production. Ce modèle qui suppose la dépendance financière des femmes et qui fait du mariage le coeur du modèle familial et social tient jusqu'à  la Seconde Guerre mondiale.

F. : Et ensuite ?

J. M. : En 1940-45, les femmes participent massivement à  la production industrielle. L'idée que la vie des femmes pourrait, tout comme celle des hommes, être régie par le marché du travail, s'étend. Il faut dire que le marché d'après guerre le réclame. Et que les femmes qui sont maintenant davantage scolarisées, souhaitent exploiter leurs diplômes et gagner leur vie, et donc, par la même occasion, rompre leur lien de dépendance par rapport au père ou au mari. Cela a considérablement changé le rapport entre les sexes, le choix du partenaire, le nombre d'enfants et donc le mode de vie familiale dans son ensemble.

Il est très probable aussi que l'expansion de la société de consommation des ‘Golden sixties' a créé auprès des jeunes un niveau d'aspiration à  la consommation très élevé, qu'un seul salaire ne parvient plus à  satisfaire. On voit ainsi de jeunes adultes rester plus longtemps chez leurs parents et des jeunes couples attendre plus longtemps avant d'avoir des enfants. Entre 1970 et 1995, l'âge moyen des femmes au premier mariage en Belgique est passé de 22,4 à  28,3 ans.

Le mariage n'apparaît plus comme le concept sur lequel reposer le modèle familial. D'après les chiffres de l'Institut National de Statistique, entre le recensement de la population de 1970 et celui de 1991, on peut estimer que le nombre de ménages composés d'une seule personne (les isolés) a connu une augmentation de 85% et que le nombre de familles monoparentales a connu une augmentation de 76%. Les couples divorcent plus et de plus en plus tôt. Les enfants vivent de moins en moins dans des familles de parents mariés et, par contre, de plus en plus dans des familles de cohabitants et des familles monoparentales. Les familles recomposées sont de plus en plus nombreuses.

F. : Serait-ce le déclin de la famille ?

J. M. : Dans les travaux démographiques des années 1980, on tirait en effet ce genre de conclusion. D'autres au contraire soutiennent qu'il ne faut pas confondre la désinstitutionnalisation de la famille et la mort de la famille. Les plus optimistes font remarquer qu'au-delà  des cohabitations hors mariage, des divorces et des recompositions familiales, le modèle de vie conjugale persiste bel et bien. Nombre d'entre eux expliquent d'ailleurs cette persistance par les fonctions que la famille, même redessinée, continue à  jouer.

F. : Ne serait-ce pas l'individualisation de nos sociétés qui redessine ainsi la famille ?

J. M. : L'individualisation de nos sociétés est une tendance longue qui prend racine dès la fin du 18e siècle. Le sociologue Durkheim avait déjà  décrypté cette tendance à  l'individualisme et la manière dont va s'organiser le vivre ensemble social ou familial. La notion des Droits de l'homme, incontournable dans nos sociétés occidentales, est devenue la référence qui reconnaît à  l'individu des droits en dehors de sa communauté. Autre tendance qui va dans le même sens : l'épanouissement personnel. Et cette autonomie lui permet justement de mettre en avant la réalisation de soi. Et on observe aujourd'hui une tension forte entre l'aspiration à  la réalisation de soi et celle au vivre ensemble. Cela se traduit notamment par un refus de l'enfermement dans un mode de vie conjugal. Grâce aux progrès des méthodes contraceptives, les enfants naissent davantage d'un désir d'enfant. Ils sont moins nombreux que jadis. La relation parents-enfants gagne ainsi en personnalisation. La famille contemporaine est d'ailleurs résolument relationnelle.

F. : Quelle est la place de l'enfant dans ces recompositions ?

J. M. : Enfant roi... Les enfants occuperaient-ils la place laissée vacante par la perte de la toute puissante autorité paternelle? Pourquoi, rétorque le sociologue François de Singly, professeur à  la Sorbonne, directeur du Centre de recherche sur les liens sociaux, imaginer qu'un groupe familial a toujours un " roi " et un seul? La fin du père roi n'entraîne pas obligatoirement la suprématie des tyrans enfantins.

L'enfant a changé de statut au cours de ces dernières décennies en ce sens qu'on le reconnaît aujourd'hui comme individu. Tout comme l'évolution des couples et des modes de vie familiaux, ce nouveau statut est lui aussi un résultat de ce processus majeur de l'évolution de nos sociétés, l'individualisation. Nos enfants sont donc " petits " mais également des individus comme les autres devant être traités avec le respect propre à  toute personne. Cela veut aussi dire que, dès le plus jeune âge, l'enfant doit apprendre à  devenir lui-même.

Jusqu'au milieu des années 1960, l'enfant devait obéir. Il était soumis à  une autorité qui avait pour but de lui apprendre à  obéir à  la raison. L'éducation avait pour mission de séparer chacun de son être singulier afin d'intérioriser les règles de vie en société. A partir de 1960, " Deviens qui tu es! " est le nouveau leitmotiv. Il ne s'agit plus de s'aligner sur ce qui est commun mais de développer ce qui est propre à  chacun. L'éducation ne doit dès lors plus seulement imposer et transmettre, elle doit aussi créer les conditions pour que l'enfant puisse dès son jeune âge découvrir par lui-même qui il est.

Dans une famille, poursuit de Singly, chacun peut être " roi ", à  la condition de préciser la nature de son royaume. L'enfant d'aujourd'hui est roi de son monde, d'un monde au sein duquel ne se trouvent pas ses parents. Son père et sa mère ne sont pas ses sujets. Il ne contrôle pas le royaume de ses parents. La famille tend à  avoir moins besoin d'un chef strict, mais à  l'intérieur de ce groupe, chacun des membres est appelé à  régner sur " son " monde. L'enfant n'est donc pas totalement roi car il n'a pas toute autorité sur son existence, mais il le devient progressivement. Et cela revient aussi à  poser que les parents ne peuvent pas savoir, en tant que parents et par définition, toujours mieux que leur enfant ce qui constitue son " intérêt ", son " bien ".

L'avenir de la famille est ouvert. Compte-tenu de sa capacité de changement, démontrée par les 30 dernières années de ce siècle, l'évolution de la famille promet d'être passionnante.


Article paru dans Filiatio n°9 - mars / avril 2013