Corinne Hoex, aux textes libérés comme des âmes et ciselés comme des épitaphes, est une écrivaine qui ouvre en nous nos propres horizons, personnels et familiaux. Certes, la famille qu'elle déplume à grand coups de griffes (limées avec soin) est un gouffre; mais on prend à la lire un immense plaisir car c'est si bien écrit, et on y palpite jusqu'au fond du ventre, car c'est si juste. Et troublant, que ce soit si juste.
Elle vit entre un coin de parapluie belge et un coin de paradis méditerranéen. Nourrie des atmosphères intimes, grises et venteuses de la mer du Nord, elle a aussi en elle des vignobles salés et des pinèdes dévalant les collines vers l'eau bleue. Elle dit " en poésie " comme on dit " en Avignon " : avec délicatesse. Elle dit " dans mes romans " : lorsqu'on les a lus, on les pense évidents, et on se rappelle à grand peine l'époque floue où on ne les connaissait pas. Je la rencontre à la lisière de tous ses mondes, et le dialogue est un plaisir : Corinne Hoex aime parler de ses livres. L'écouter n'est pas un dévoilement mais un étoffement supplémentaire, un empiècement que l'on rajoute à une série de textes eux-mêmes découpés comme des bombes miniatures, avec une précision d'orfèvre. Pas de frivolités, ni de bordures dentelées et tant pis si on s'y coupe comme avec du papier trop fin, car on y aura pris goût.
À la machette et au scalpel
" Pour moi, la poésie est une respiration et une nécessité de questionnement. Une sorte de rencontre, d'ouverture à ce questionnement. En poésie, je suis à l'écoute d'une sensation, d'une émotion, je n'ai pas de projet établi. Et puis viennent des mots, des phrases, et le recueil est bâti sur cette énergie. Dans Celles d'avant, l'hagiographie collective des ancêtres féminins se fonde sur le ressenti vis-à -vis de la mère. Dans Juin, la grandmère et sa générosité sont presque l'antidote des romans. J'y ai isolé un ressenti fondateur et bienveillant. ". Elle rit : en effet, les mères et grand-mères de ses oeuvres sont plus souvent des personnages glaçants et destructeurs que des Mamie Nova. " La poésie est peut être la sensation de ce qui me questionne dans la vie. Celles d'avant est le fantasme de la présence maternelle : des femmes qui squattent la narratrice, porteuses de restrictions et de messages négatifs, qui viennent comme des spectres et qui prennent possession du personnage principal en lui adressant des messages d'interdit, de mépris, de rejet. Contre Jour est un texte de deuil, écrit en pensant aux derniers jours d'un peintre, qui ne peut plus peindre et qui peint dans sa tête. "
" Quand j'écris, je le fais à voix haute. C'est épuisant ! Je le fais pour la musique, pour sculpter le texte, le dégraisser. " C'est ainsi qu'elle a retravaillé son soufflant roman Le Grand Menu. " À la machette et au scalpel. " Pour faire de la place à l'écho. " Je voulais tout dire, mais je devais me brider, pour que le lecteur puisse avoir sa propre émotion. Je veux rester en-deçà de l'explication et lui laisser un espace. "
Abus de pouvoir parental
Ses trois premiers romans, Le Grand Menu, Ma Robe n'est pas froissée et Décidément je t'assassine, elle ne les a pas conçus comme une suite. " Il se fait que mon éditeur a un jour parlé de trilogie : ce sont en effet trois romans familiaux. "
" Dans Le Grand Menu, le père est séducteur, toujours imprévisible et effrayant, ne mettant pas les limites, narcissiquement fragile. Sa fille doit lui renvoyer une belle image de lui... Cette situation donne à l'enfant un message très ambigu. Dans Ma Robe n'est pas froissée, la narratrice est la vestale d'un temple à la gloire de son père, où il n'y a pas de place pour autre chose. Elle est presque téléguidée pour se retrouver dans les bras d'un homme violent : il acte la violence du père et l'indifférence de la mère. Dans Le Grand Menu, les parents de la narratrice lui demandent d'être spectatrice de leur propre spectacle, elle en est le témoin obligé tout en étant tout le temps rejetée. Elle doit être là pour qu'ils aient quelqu'un à rabrouer, elle est face à eux, à manger sa viande pendant qu'ils se lutinent : ils la placent dans une position malsaine. " Décidément je t'assassine, autour de la relation en fin de vie d'une fille et de sa mère, sort du même placard. " La narratrice est en attente, et sa mère meurt sans lui laisser le viatique qu'elle attend. Dans les objets, elle cherche une trace de quelque chose d'aimant, et elle ne le trouvera pas. "
L'abus de pouvoir, de manière plus générale et moins strictement familiale, est aussi la matière première de son dernier roman, Le Ravissement des femmes. " Le Père Constantin prend le pouvoir sur des femmes adultes par la manipulation, plus perversement que le père du Grand Menu, qui est dans la violence de l'autorité parentale. Dans les deux cas, il s'agit d'un abus de pouvoir paternel d'un homme qui bouche tout l'horizon. La petite fille du Grand Menu ne peut pas désirer autre chose. Dans Le Ravissement des femmes, le personnage principal, Elisabeth, se trouve face à un père qu'elle souhaite séduire. Le jeu l'amuse d'abord, elle croit qu'elle sera l'élue.
Elle veut attirer à elle l'homme qui aime Dieu et rivaliser avec l'absolu. Elle va très loin dans ce flirt avec la prise de pouvoir, mais très vite, elle déchante. "
Toujours le même livre
" Le propos de ces livres est bien sûr lié à mon expérience et à mon intime. Il me touche très profondément et correspond à une problématique qui me brûle. C'est pour cela sans doute que les auteurs réécrivent toujours le même livre. Dans les miens, il s'agit chaque fois, d'une manière ou d'une autre, de relation parentale et d'abus de pouvoir. " En évoquant le livre de poésie Contre Jour, Corinne Hoex dit : " L'écriture nous permet d'aller rejoindre ce lieu qu'on ignore encore, un lieu d'immense liberté. Même si on est déterminé par tout ce qu'on trimballe ! On en fait ce qu'on veut, on le regarde au tragique ou avec humour. Un roman est un voyage au long cours, même si au final il ne fait que cent pages ! C'est une ivresse que celle de la page blanche. "
Fragments sans intention
" Ce qui m'intéresse, c'est de me laisser emporter par mon inconscient. " Corinne Hoex écrit par fragments. Romans et poésie. Un jour, elle prend ces fragments et en fait un patchwork. " Ce n'est pas du tout écrit en continu : je reprends les fragments et je les sculpte, je les assemble. Parfois, c'est un mot, une phrase, un paragraphe... Ensuite, je structure. Je les couds ensemble avec de longs fils qui laissent de l'espace. " À ces mots, me percute le fait que jamais, en lisant ses livres et ses poèmes, je ne me sens manipulée. " Ca me fait plaisir, ce que vous dites ", remarque l'auteure. Pensive. " Pourtant on reproduit tous certaines choses... Mais c'est vrai que je n'ai pas un projet sur les lecteurs, je n'ai pas une intention pour eux, je n'ai pas un plan établi. J'écris d'abord pour moi, et ensuite je le propose à mes lecteurs et mes lectrices. Evidemment, j'ai envie que l'autre soit là . Mon texte s'adresse à un lecteur. Même ma poésie raconte une histoire : il y a une évolution, une temporalité, une suite logique. Chaque page est en lien avec la précédente : c'est peut-être l'influence du roman, ou le désir de partage. "
POUR ALLER PLUS LOIN
Poésie
> Cendres, Esperluète, 2002
> Contre Jour, Le Cormier, 2009
> Juin, Le Cormier, 2011
> Rouge au bord du fleuve, Bruno Doucey, 2012
> L'Autre Côté de l'ombre, Tétras Lyre, 2012
> Celles d'avant, Le Cormier, 2013
Romans
Le Grand Menu, L'Olivier, 2001, réed. Les Impressions Nouvelles, 2010
Ma robe n'est pas froissé, Les Impressions Nouvelles, 2008
> Décidément je t'assassine, Les Impressions Nouvelles, 2010
Le Ravissement des femmes, Grasset, 2012
Article paru dans Filiatio #11 - septembre / octobre 2013