Prenons un groupe d'amis, disons des jeunes hommes dépassant à  peine la vingtaine de printemps. L'un vit seul avec sa mère depuis plus de quinze ans, sans jamais voir son père. Le deuxième est en garde alternée, une semaine chez son père, une semaine chez sa mère. Le troisième habite chez son père depuis la mort de sa mère. Le quatrième, enfin, vit encore chez ses parents, toujours ensemble après tant d'années. Parents célibataires, divorcés, remariés... Chacun a une famille différente des autres. Peu de points communs, si ce n'est finalement l'amour que se portent mutuellement les enfants et les parents, ciment plus solide que les relations amoureuses ou les mariages.

Difficile en tout cas dans ces conditions pour cette génération, la nôtre, d'avoir des repères familiaux clairs. Si le père est absent, l'enfant a peur de devenir comme lui et d'abandonner ses futurs gosses. Dans le cas de la garde alternée, il peut être difficile de sen sentir vraiment chez soi quelque part si l'on vit dans deux maisons. Bref, si le regard de la société ne pèse plus aussi lourd que pour les premiers enfants de divorcés, il n'en demeure pas moins que le modèle idéal reste le schéma familial classique. Et c'est surtout vrai pour nous, enfants issus de structures complexes. Que ce soit par nostalgie de la petite enfance avec deux parents ensemble, ou par difficulté à  surmonter l'abandon du père ou de la mère, ou simplement par envie d'une vie sans vagues.

Parler avec ses parents de tous ces ressentis intimes peut se révéler compliqué. En général, ils ne peuvent vraiment comprendre ce que vit leur enfant car eux-mêmes ont le plus souvent grandi dans un cadre familial classique. La relation entre le parent qui a eu une vie sentimentale agitée et son enfant qui a souffert de ce chaos est souvent conflictuelle. Et si en plus les deux parents se détestent, cela devient invivable. L'enfant se retrouve alors en permanence les fesses entre deux chaises, puisque dans la plupart des cas, il est évidemment impossible pour lui de choisir lequel il préfère.

Et pourtant, malgré les difficultés et les souffrances, nous sommes souvent en mesure de comprendre le choix de nos parents. Dans certains cas, leur séparation était tout simplement de la meilleure solution. Les enfants de parents restés ensemble envers et contre tout ne vivent pas forcément dans un cadre plus facile que les enfants de divorcés. Le problème des parents qui ne s'aiment plus, qui restent " pour les enfants ", ou pire, dont l'un est violent et l'autre à  la merci du premier reste toujours bien présent. Il n'y a pas de solution miracle. Les enfants de divorcés rêvent souvent secrètement que leur père et leur mère se remettent ensemble, alors que les enfants de couples mariés se demandent finalement s'ils ne seraient pas plus épanouis si leurs " vieux " se séparaient.

Dans tous les cas, se construire dans une situation familiale éclatée demande beaucoup d'efforts à  l'enfant. Finalement, on devient un adulte plus vite. On se doit de comprendre plus rapidement les difficultés amoureuses, on apprend aussi à  se gérer soi-même plus jeune. Le cocon familial qui nous protège du monde extérieur étant plus fragile et le contrôle parental plus complexe, le petit devient grand rapidement par la force des choses. Il doit affronter bon nombre de difficultés tout au long du parcours mais il arrive au final à  s'en sortir. Car oui, un parcours chaotique, cela vous forge un jeune adulte déjà  rompu aux épreuves sentimentales et familiales qui jalonnent l'existence de chaque homme et de chaque femme.

Lucien Demoulin

Article paru dans Filiatio #24 - mai/juin 2016, abonnez-vous ou téléchargez gratuitement ce numéro.