Filiatio : Il y a peu, je méconnaissais l'existence du terme queer. En interrogeant mon entourage, je me suis rendu compte que quatre personnes sur cinq ignoraient la signification de ce terme. Pourriez-vous nous définir succinctement ce qu'est un queer ?

Camille Pier : Quid du queer ? D'abord, c'est pratique que ce mot soit anglophone : pas besoin de l'accorder en genre! À l'origine, c'était une insulte qu'on balançait à  ces drôles de gens dont les pratiques et comportements ne correspondaient pas aux règles de l'hétérosexualité. Mais depuis les années 80, c'est un terme que la communauté féministe et homosexuelle s'est réappropriée (un processus similaire à  celui emprunté par le mouvement de la négritude). Queer draine aujourd'hui toute une revendication politique et sociale de liberté identitaire et sexuelle. Au sein de la population francophone, il n'est pas franchement employé par la majorité mais il est bien connu par la communauté LGBTQI (Lesbienne, Gay, Bisexuel(le), Trans, Queer, Intersexe). Liberté d'aimer, de faire l'amour et de réinventer la beauté. Se définir comme queer, c'est refuser l'appartenance aux normes qui nous imposent des apparences et des comportements genrés, qu'ils soient sexuels ou amoureux. Quand je dis refuser, je vais peut-être un peu loin. Le tout n'est pas de refuser l'hétérosexualité ou certains caractères réputés masculins ou féminins mais de s'accorder la liberté de ne pas choisir l'une ou l'autre catégorie, qu'elle soit marginale ou non. Plutôt que de faire dans le " ni... ni... ", on fait dans le " mi... mi... ". Le queer refuse les cloisons mais pas pour autant le contenu des boîtes. Il cherche à  faire tomber les parois qui nous séparent et à  déborder les contenants pour mieux en mélanger les contenus. On peut, si l'on veut, se reconnaître comme queer dans la définition que je viens de vous donner. En résumé : ni hétéro ni homo, mi-homme mi-femme, tantôt l'un tantôt l'une, à  la fois autre et normal. Pour me donner en exemple, je dirais que je suis née dans un corps biologique de femme, que je me sens assez bien garçon et que je peux éprouver de l'amour et du désir pour une femme ou un homme, quelle(s) que soi(en)t son (ou ses) orientation(s) et/ou identité(s). En tant qu'auteure et artiste de cabaret, je cherche dans mon travail à  diffuser le mot queer et les idéaux qu'il implique : libération délibérée, décloisonnement des catégories, déculpabilisation du plaisir... Outre mon spectacle solo de textes et de chansons, je m'occupe également de la programmation et de la présentation d'un cabaret queer, " Carte blanche Nestor ". Dans ce cabaret, plusieurs artistes se produisent et mettent en scène, chacun dans sa (ou ses) discipline( s), son propre rapport aux genres et aux normes de beauté. Ensemble, nous réfléchissons sur le droit au bonheur et à  l'amour à  travers divers numéros qui mélangent les genres sexués et artistiques. Le conte, la chanson, le slam, la performance, la danse, l'effeuillage, l'humour, la poésie, etc.

Filiatio : Peut-on considérer qu'il s'agit d'un mouvement sociétal qui a le vent en poupe ou est-il encore relativement marginal, voire clandestin ?

Camille Pier : Depuis quelques années, la question des genres est portée par de nombreux médias : la mode, le cinéma, la recherche scientifique et la vulgarisation... Et c'est une bonne chose parce que c'est un sujet sensible, trop souvent moqué, qui peut pourtant toucher tant de gens. Sans pour autant se dire queer et défiler à  la gay pride, chaque individu porte en lui un dosage originel (ou original) d'homme-femme et peut éprouver de variables sentiments ou sensations d'amours véritables, avec ou sans pratiques sexuelles à  la clef. Tendre à  l'intégration profonde des différences ne veut pas forcément dire les aplanir ou les faire disparaître. Mais, grâce à  cette mode, est-ce que le mouvement queer arrivera à  quitter la marge pour gagner la norme ?... Il faut rappeler que cette culture puise son identité (car oui, il faut reconnaître qu'elle en a une, mine de rien) dans l'idée de la différence. Mais puisque tout change et que le vivant n'est que mutation, pourquoi l'androgynie ne deviendrait-elle pas une forme de normalité un de ces quatre ? Et puis, que veut dire le mot normal ? La définition de la norme suit les variations d'espace-temps et change même d'un point de vue individuel à  un autre... J'ai tendance à  croire que nous sommes tous anormaux. La norme n'est qu'une idée désincarnée et nous en sommes les multiples actuations.



Queer (2015)

de Pierre Caudevelle, avec Colette Collerette et Camille Pier. Produit par Human Films.
Pour voir la bande-annonce de ce court-métrage : https://vimeo.com/106620058

Filiatio : Plutôt que de nous en tenir à  la définition glanée sur Wikipédia (voir encadré), pouvez-vous nous exprimer comment aujourd'hui le queer parvient à  appartenir à  un mouvement à  la fois identitaire et sans figure emblématique représentative de cette identité ?

Camille Pier : Oh, il y a toujours eu des figures emblématiques et bien connues du grand public. Pas besoin d'aller farfouiller dans les cultures alternatives. Dans la littérature de la Belle Époque, Colette Willy, l'auteure des " Claudine ", dont Colette Colerette, ma partenaire dans le court-métrage de Pierre Caudevelle, s'est inspirée pour créer son pseudonyme ; dans la musique pop des années 80, David Bowie, dont le look étrange et changeant a filé le frisson aux filles comme aux garçons ; dans le monde de la mode, Andrej Pejic, la coqueluche de Jean- Paul Gauthier, qui défile pour les collections homme et femme... Maintenant, de là  à  savoir qui s'est officiellement déclaré queer... Pour faire figure d'emblème, effectivement, il faut passer par la place publique. Or on peut se sentir queer sans le clamer sur tous les toits et sans faire partie de la communauté homosexuelle. L'engagement n'implique pas de prendre les armes ou de monter au front. Arriver à  s'accepter soi et accueillir l'état de déséquilibre que provoque la confrontation aux autres, c'est déjà  une grande force et un moyen efficace de changer ou d'adoucir les mentalités.

David Besschops

Définition “officielle” du queer

Queer est un mot anglais signifiant " étrange ", " peu commun ", souvent utilisé comme insulte envers des individus gays, lesbiennes, transsexuels... Par ironie et provocation, il fut récupéré et revendiqué par des militants et intellectuels gays, lesbiennes, transsexuels, bisexuels, adeptes du BDSM, fétichistes, travestis, transgenres ou toute personne refusant la catégorisation du genre, de ses sentiments amoureux et/ou de sa sexualité. Apparu à  partir des années 1980, ce terme sert avant tout de point de ralliement pour ceux qui - hétérosexuels compris -ne se reconnaissent pas dans l'hétérosexisme de la société et cherchent à  redéfinir les questions de genre. Se revendiquent ainsi comme queer des personnes aux pratiques et/ou préférences sexuelles non exclusivement hétérosexuelles ou ayant des caractéristiques qui ne correspondent pas aux normes liées à  leur sexe mais qui ne souhaitent pas être définies plus précisément, que ce soit par leur sexe (femelle ou mâle) ou leurs pratiques sexuelles. (Wikipedia)

Livres à  lire

Marie-Hélène Bourcier, Queer Zones, Éditions Amsterdam
Serge Hefez, Le nouvel ordre sexuel, Éditions Kero (Voir Filiatio #10)

 

À voir aussi

Laurence Anyways
Xavier Dolan
Pour aborder poétiquement le thème de la transsexualité, le réalisateur met à  l'avant-plan et sur un même pied les émois et les humains, la réflexion qui coud les uns aux autres, ainsi que les codes sexistes qui délimitent le territoire des relations. S'il ne les démonte pas, il en joue habilement et en use pour développer l'histoire de son protagoniste qui s'évertue à  se réapproprier son identité en l'arrachant aux crissant papiers d'emballage des appartenances multiples. Et ainsi va le film, dans un froufrou superbe d'images crispées, un homme et une femme multiplient les allers-retours entre les audaces et les convenances de leur amour sans jamais opter de manière définitive ni pour l'audace ni pour la convenance. Quelques saisons se succèdent mais les élans de l'homme qui a décidé de devenir une femme s'enclavent dans l'incompréhension de bon ton de ses proches. Et insensiblement le conduisent vers une représentation féminine stéréotypée qu'il magnifie dans la solitude.
XXY
Lucia Puenzo
Comme une petite graine plantée dans une terre imprévisible, la géologie grandiose du décor s'implique visuellement dans le dilemme des protagonistes secoués par leur lutte entre revirements et acceptations de leur identité sexuelle. Fille et garçon - ou est-ce l'inverse ou est-ce les deux (trois ?) endossent des rôles à  l'état brut dans un film où, par moments, le déterminisme biologique semble prendre le pas sur le déterminisme culturel. Bien sûr, la mer est là . Et le ciel. Et des orages furibards. Mais la tourmente d'une sexualité qui s'échine à  craquer le verni social pétrifiant les corps prévaut sur les images qui l'entourent. Car en plus d'être happée par la rudesse d'une côte et de ses habitants, la caméra de la réalisatrice se focalise avant tout sur la cavalcade effrénée au cours de laquelle a lieu le passage d'un sexe à  l'autre - par la transmission d'un bâton de foudre que de nombreux personnages refusent de relayer.

Article paru dans Filiatio #19 - mai/juin 2015, abonnez-vous ou téléchargez gratuitement ce numéro.