Filiatio : Le monde judiciaire semble encore très pétri de la certitude qu'un parent peut être " l'objet d'amour " privilégié. Vous qui connaissez bien l'Europe et l'Amérique du Nord, constatez-vous une différence d'approche entre ces deux continents ?
Hubert Van Gijseghem : Les différences ne sont pas flagrantes. En Europe francophone, le problème est néanmoins plus aigu, pour une raison précise : jusqu'à présent, les sciences humaines n'ont pas réussi à se distancer du freudisme. Quand un juge a besoin d'un expert, ce " sachant" lui vend donc fatalement des idées conçues il y a un siècle, au lieu d'évoquer les recherches scientifiques récentes.
F. : Avez-vous connaissance d'initiatives pour sensibiliser les juges aux études plus récentes qui remettent en question l'approche freudienne ?
H.V.G. : J'ai eu plusieurs fois l'honneur d'assurer des formations et d'animer des conférences à l'initiative d'associations ou d'écoles de juges et magistrats, en particulier en France, en Suisse, au Canada et au Québec. J'ai été à chaque fois enchanté de leur ouverture d'esprit et de leur avidité de savoir, même si ce savoir venait d'ailleurs ou bousculait leurs certitudes.
F. : Vous citez souvent Jean Le Camus(1), Francine Cyr(2) et Daniel Paquette. Autant de références en matière de remise à neuf du rapport enfant-parents...
H.V.G. : Dans son livre Père et bébés, Jean Le Camus, en se basant sur des recherches, écrivait : " Il n'y a pas un ‘âge de la mère' au cours duquel un enfant aurait seulement besoin d'affection, puis ‘un âge du père' au cours duquel prévaudrait le besoin d'autorité (seconde enfance et adolescence). C'est dès le commencement et tout au long de l'enfance que la mère et le père doivent se rendre présents et s'impliquer chacun de leur manière comme de véritables co- auteurs de la structuration psychoaffective et du développement de leur enfant ". Tout est dit. Francine Cyr s'est beaucoup intéressée à la problématique de la garde partagée. Dans un article publié dans la Revue Québécoise de Psychologie, elle écrit ceci : " ...L'abondance de recherches dans le domaine de l'attachement a permis de réfuter la notion d'un seul parent psychologique. Ainsi a-t-il été démontré que les enfants développent naturellement un attachement étroit à leurs deux parents et que cela se produit environ au même moment, approximativement 6-7 mois. "
Le chercheur Daniel Paquette(3), quant à lui, considère que la relation d'attachement père-enfant (qu'il préfère appeler relation d'activation) commence dès la petite enfance, à condition qu'il y ait une interaction active et vivante entre le père et l'enfant.
F. : Aujourd'hui, il existe des outils qui permettent d'objectiver le statut de " bon parent ".
H.V.G. : Juste. Et il y en a de toutes sortes. Un premier outil est l'examen psychologique à l'aide de tests objectifs de la personnalité. Le but est d'écarter (ou d'intercepter) des troubles mentaux ou de personnalité dont on sait qu'ils peuvent interférer avec le parentage. Ensuite, si des allégations existent, il faut les évaluer. Nous avons les outils nécessaires pour cela : Statement Validity Analysis, Criteria Based Content Analysis, évaluation minutieuse de l'historique, de la nature et du contexte des allégations et/ou verbalisations, etc.
Les séances d'observation des interactions parent-enfant en salle de jeu et/ou en milieu naturel (structurées ou non) sont un autre outil. Ces séances nous donnent souvent une foule de données à propos des capacités parentales basiques d'un parent. De plus, elles nous donnent une idée relativement claire de la texture affective et de la nature de l'attachement existant entre l'enfant et son parent. Beaucoup d'autres outils existent, d'ordre historique, documentaire ou testimonial. L'évaluateur devra s'intéresser à la question de savoir s'il y a eu, entre un parent et un enfant, un passé relationnel valable. Il devra visionner des vidéos du passé, des albums photos, lire des lettres, des mails que le parent et l'enfant se sont échangés.
Enfin, il y a les témoignages du personnel de garderie, d'enseignants, de professionnels consultés, etc. Toutes ces personnes peuvent témoigner de ce qu'ils ont vu et observé. Plus ces personnes ont un statut professionnel, plus leurs propos peuvent être jugés crédibles. Il y a aussi des personnes non-professionnelles : voisins, amis, membres des familles respectives. Il est vrai que ceux-ci peuvent être plutôt partiaux, mais là encore, l'évaluateur (comme le juge) aura à porter un regard sur la crédibilité de leurs propos. C'est souvent par le croisement des informations issues de différentes sources de données que l'on sort de l'arbitraire et qu'on peut conclure si un parent a été et/ou est " apte à l'éducation " ou non.
F. : L'individualisme et le consumérisme que l'on observe aujourd'hui n'ont-ils pas un impact sur l'enracinement d'une relation intergénérationnelle de qualité ? Qu'en pensez-vous ?
H.V.G. : Que ce n'est pas impossible. Les différents membres d'une famille vivent actuellement des vies parallèles, beaucoup plus que par le passé. Les deux parents ont chacun leur carrière et l'enfant, dès son plus jeune âge, a déjà constitué son propre monde via les gadgets que l'on sait.
F. : Vous parlez de l'importance pour l'enfant de s'alimenter à deux sources éducatives différentes. Est-ce à dire qu'un couple pas d'accord sur beaucoup de choses est plus riche qu'un couple d'accord sur tout ? (Parfois, père et mère sont très proches.)
H.V.G. : Sérieuse question-piège ! Je pense qu'un couple parental d'accord sur tout peut être aussi nuisible qu'un couple parental d'accord sur rien. Dans ce dernier cas,
évidemment, l'enfant ne pourra recevoir une éducation cohérente et aura probablement tôt fait de régner sur le couple parental en créant une alliance avec l'un d'eux (le plus complaisant). Par contre, un couple parental d'accord sur tout interfère probablement aussi avec une saine triangulation parce que l'enfant reste enfermé dans la pensée unique et peut manquer de l'espace nécessaire pour forger ses propres idées et faire des choix, ce qui peut rendre difficile le développement de son autonomie.
F. : Les statistiques montrent que, même si les enfants ont besoin de leurs deux parents, il arrive qu'un des deux parents fasse les frais d'une séparation avec sa progéniture. Quel message avez-vous envie de lui adresser ?
H.V.G. : Si vous aviez déjà un attachement de qualité avec vos enfants avant votre séparation, préservez-le par tous les moyens. Si les liens étaient plutôt ténus (un parent overbooké qui laisse la tâche parentale à l'autre), vous avez intérêt, dans l'intérêt de l'enfant, à resserrer ces liens dès qu'il y a séparation. Sinon, quelquefois, dans un contexte d'hébergement inégalitaire, à l'alliance existante avec un parent pourrait s'ajouter une aliénation à l'égard de l'autre.
(1) Jean Le Camus est professeur émérite de psychologie à l'université de Toulouse-II. Il a créé et animé l'équipe de recherche “ Psychologie du jeune enfant “ au sein du laboratoire Personnalisation et Changements sociaux
(2) Francine Cyr est professeure associée à l'Université de Montréal.
(3) Daniel Paquette est professeur titulaire et chercheur associé à l'Université de Montréal.
BIO
Hubert Van Gijseghem a obtenu une licence en psychologie à l'Université de Leuven (Louvain) en 1963 puis un doctorat (Ph.D.) dans la même discipline, à l'Université de Montréal, en 1970. Né à Dendermonde en région flamande, il s'établit à Montréal en 1965 où, de 1969 à 1982, il dirigea la Clinique du Centre d'Orientation. À partir de 1969, à titre de professeur titulaire à l'Université de Montréal (École de Psycho-éducation), il enseigna principalement la psychologie du développement et la psychopathologie tout en menant des recherches sur l'abus sexuel et sur le témoignage de l'enfant maltraité. Membre fondateur de l'Association des Psychothérapeutes Psychanalytiques du Québec (APPQ), il a dirigé durant une vingtaine d'années le Programme de Formation en Psychothérapie Psychanalytique du Centre de Psychologie Gouin.
Depuis, il a délaissé le paradigme psychanalytique en faveur d'une approche basée sur des données probantes, c'est-a-dire, centrée sur la recherche scientifique. Retraité de l'Université depuis 2006, il exerce en bureau privé l'expertise psycho- légale dans différentes juridictions. Il a créé et diffuse des programmes de formation sur les agressions et abus sexuels, sur l'audition et sur la validation des déclarations des victimes de maltraitance, sur l'aliénation parentale et sur la méthodologie de l'expertise psycho-légale en matière familiale et autres. Ces programmes de formation s'adressent tant aux réseaux social, protectionnel et judiciaire. Il a publié dans diverses revues scientifiques quelques deux cents articles traitant principalement de la délinquance, de la psychopathologie, de la psychothérapie, de l'abus sexuel, de l'audition de présumées victimes, du processus d'enquête en matière de maltraitance, de l'aliénation parentale, de l'expertise psycho-légale. Il a prononcé quelques six cents conférences lors de congrès ou d'autres événements scientifiques et cela aussi bien en Europe qu'en Amérique du Nord.
Article paru dans Filiatio #29 - 4-5-6/2018