Rumination

" Jamais je n'aurais cru qu'en accompagnant mon mari dans le pays de ses ancêtres, puisqu'il vivait en Belgique depuis deux générations déjà , il deviendrait aussi cruel et stupide que le premier fondamentaliste venu.

Prémisses

Bon, pour reprendre les choses dans l'ordre, il faut que je vous dise que j'ai eu avec Camel deux enfants, Chloé2 et Hugues3 , de respectivement onze et neuf ans à  l'époque de leur enlèvement et que nous avons mené une existence commune paisible et exempte de heurts pendant douze ans. Jusqu'à  peu avant notre départ en Tunisie. à‡a me procure un effet bizarre de vous le confier rétrospectivement mais j'ai toujours éprouvé une réticence à  l'idée de l'accompagner à  l'étranger. Appelez cela comme vous voulez, intuition, sixième sens, que sais-je. En tout cas, nul élément concret ne fondait ce sentiment car mon mari était un homme doux comme le miel à  qui le prénom, Camel, allait comme un gant.

Ambivalence fondatrice

Avec les enfants, c'était un père charmant. Jamais il ne les grondait de façon que j'aurais jugée inappropriée. Le seul reproche que j'aurais pu lui faire étant qu'il ne communiquait absolument pas sur ses visées éducatives. Aussi j'assistais à  sa façon d'être avec eux sans savoir ni le pourquoi ni l'objectif sous-tendant son comportement. Enfin, dans l'optique où les enfants l'adoraient, moi je laissais faire sans émettre d'objections. Même si j'avais bien une amie, celle par l'intermédiaire de laquelle je vous ai contacté, qui le trouvait inquiétant à  force d'être mystérieux. Hélas, je n'ai guère prêté foi à  ce que je considérais alors comme de la jalousie. J'étais amoureuse, peut-être, m'aveuglais-je, de sa propension à  être secret. Et les années vécues ensemble ont presque toutes été marquées du sceau d'une entente, certes très silencieuse, en apparence harmonieuse.

Le bémol

à‡a n'est que deux ans avant notre départ que notre relation s'est détériorée. L'idée d'un départ, pour moi, et, pour lui, d'un retour à  ses origines étant d'ailleurs la cause des tensions subies par notre couple. Cela a débuté vers la moitié de l'année de ses trente-neuf ans. Il a commencé soudainement à  évoquer la Tunisie comme un Éden (c'était avant les printemps arabes et les perturbations géopolitiques qui ont entachés ce pays). J'ai d'abord été surprise, décontenancée, et quand enfin je me suis véritablement intéressée à  ce sentiment nouveau, curieuse de savoir ce qui le poussait vers ce pays, il m'a répondu qu'il l'avait dans le sang, qu'il n'y avait rien à  expliquer. J'ai trouvé cette réponse brutale mais je n'ai plus rien rétorqué. D'autant que dans le courant de cette même année, il a régulièrement remis le couvert. Jusqu'au moment où il a quasiment commencé à  me supplier de le laisser emmener nos enfants dans " le pays de ses racines ". Arguant du fait qu'il ne voulait pas que ceux-ci soient de nulle part comme lui. Une litanie que j'ai quand même fini par interrompre en lui faisant remarquer que j'étais belge et que, par conséquent, NOS enfants n'étaient pas de NULLE PART. Il ne me prêtait apparemment qu'une oreille distraite ,vu qu'il a insisté pendant des semaines pour que je le laisse partir avec les petits. J'avais soudain l'impression d'avoir affaire à  un adolescent buté. S'exprimant enfin verbalement après des années de vie commune, mon mari me montrait son niveau de maturité affective et émotionnelle. Je me souviens le lui avoir dit. J'ai vu la blessure dans son regard. Je l'avais fait se sentir pris en faute comme un gosse, lui qui avait toujours fait preuve d'une parfaite autonomie, m'évinçant même souvent à  l'heure de prendre des décisions concernant notre parentalité. Étant donné qu'elles allaient dans le sens du bien-être des enfants, je n'avais pas pour habitude de les contester. Mais ce jour-là , au cours de la discussion, je l'avais profondément meurtri.

Un levier

Les regrets que j'ai éprouvés suite à  cette soirée et à  la souffrance que j'avais infligée à  Camel, qui cessa dès alors d'évoquer son nécessaire voyage ainsi que son besoin de faire connaître aux enfants leurs racines, fut l'élément qui me fit basculer et accepter de donner du crédit à  ce désir qui perturbait notre concorde. Pourvu qu'il m'inclue dans le périple qu'il projetait.

Trompeuse Lune de miel

Je pense pouvoir affirmer que, après avoir fait part de mon acceptation à  Camel, j'ai vécu des mois heureux à  ses côtés. Il était littéralement transfiguré. Me parlait sans cesse. De lui, de sa vie professionnelle dont je ne connaissais, au fond, rien. Il était chauffeur de taxi. Un métier que je m'étais imaginé morne et fait d'attentes interminables alors qu'il était truffé de moments cocasses ou hilarants. Ceux-ci étant fonction des excentricités de ses clients. Nos repas devenaient animés. Chloé et Hugues, qui généralement mangeaient le nez dans leur assiette, s'étaient mis à  relever la tête et à  alimenter les conversations de quelques anecdotes scolaires ou à  raconter des blagues enfantines absurdes qui nous faisaient pleurer de rire. En me rappelant ces scènes, j'en ai à  nouveau des larmes, hélas elles ne sont plus de joie. Nous nous étions transformés en une famille digne d'un sitcom. Je le faisais quelquefois remarquer à  Camel. Lui avouant par la même occasion que je nous trouvais un peu ridicule. Ce à  quoi il répondait invariablement qu'une famille unie par une grande aspiration ne saurait être ridicule. Une réaction grandiloquente qui me faisait rire aussi. Lui, ne disant plus rien.

Préparatifs de voyage

Évidemment, nous avions fort à  faire car notre départ était prévu pour l'année de ses quarante ans. Un cadeau d'anniversaire, en quelque sorte. Nous devions partir pour deux mois. J'allais prendre une pause carrière. Camel, en tant que travailleur indépendant n'avait aucune contrainte professionnelle. D'autant plus que nous nous en irions durant les vacances d'été afin de ne pas déscolariser les enfants. Durant toutes ses temps libres, via des informations qu'il recueillait à  l'ambassade de Tunisie et au ministère d e s a f f a i r e s é t r a n g è r e s , Camel identifiait sa lignée généalogique. Des renseignements qu'il transposait ensuite géographiquement sur une carte afin de nous établir un itinéraire qu'il qualifiait de " retour aux sources ". Voulant m'en faire la surprise, il ne me révélait rien, ni de ses recherches ni de ses découvertes. Il serait notre guide, disait-il. Après quelques semaines d'un rythme de vie un peu surréaliste, nous sommes enfin partis avec enfants et bagages sur les traces de ce que Camel appelait son " premier monde ".

Arrivée en douceur

Sur place, les choses ont commencé par se dérouler sans accroc. Il avait été convenu que nous louerions une maison, qui nous servirait de camp de base, et que nous parcourions le pays en suivant les indications de Camel, au moyen des transports publics locaux. Ce que nous fîmes pendant une dizaine de jours. Prétextant le besoin de découvrir progressivement son pays, Camel nous avait concocté des visites de monuments et musées pour la première partie du séjour. Il tînt parole. Nous nous en mettions vraiment plein la vue. Le climat était idyllique. Tout allait bien. Jusqu'à  ce fameux onzième jour de juillet deux mille quatre.

Enlèvement

Camel avait décidé d'emmener les enfants à  la pâtisserie et d'ensuite passer la matinée avec eux dans une plaine de jeux. En début d'après-midi, ne les voyant pas revenir, (nous logions dans un petit hôtel), je me suis légèrement inquiétée, suis descendue dans la rue où j'ai attendu une vingtaine de minutes. Avant de remonter dans notre chambre où, climatisation aidant, je me suis endormie pour ce que je croyais être une courte sieste mais qui s'avéra un somme de trois heures. Réveillée en sursaut par du brouhaha dans le hall de l'hôtel, j'ai constaté que Camel et les enfants n'étaient pas de retour. J'étais préoccupée, bien sûr, cependant l'époque étant relativement sereine (quand je compare à  celle que je traverse à  présent), je n'ai pas eu, à  cet instant précis, véritablement peur. Au contraire, j'ai pris la résolution d'aller à  leur rencontre, un geste qui avec le recul me semble invraisemblable au vu de leur retard, et j'ai filé en direction du square où ils s'étaient rendus le matin.

Panique et déraison

La frayeur m'a saisie une fois sur place quand j'ai aperçu des vieux messieurs sur les bancs et personne qui ne pouvait me renseigner. Personne n'avait vu des enfants ni ne se souvenait de quelqu'un ressemblant à  la description que je faisais de mon mari. Quatre à  quatre je suis retournée à  l'hôtel en espérant qu'en mon absence... Mais rien ! Ils n'étaient pas là . Alors, je l'admets sans conteste, j'ai paniqué et j'ai fait n'importe quoi sauf ce qu'il eût été pertinent de faire. J'ai commencé par téléphoner à  mes proches en Belgique. Qui ont émis des conseils contradictoires (j'aurais dû m'y attendre) : rentrer et faire pression depuis l'Europe. Courir à  l'ambassade. Au consulat. Aller à  la police. Agir sur place ou m'en aller. Il était ardu de prendre une décision alors que je savais à  peine où je me trouvais vu que j'avais suivi Camel à  l'aveuglette. Comme dans ces rêves où tout nous échappe. Et c'était le cas. P e r s u a d é e q u e m e s t e n t a t i v e s s'avéreraient toutes vaines tant que je restais sur le territoire tunisien, j'ai, dans un premier temps, évalué la situation avec le gentil réceptionniste de l'hôtel qui, tout en me draguant (il y en a que le désarroi n'effraye pas), a essayé de me consoler en ânonnant bêtement que ça devait être une erreur, que mes enfants et mon mari allaient revenir. Il m'a expliqué les routes à  suivre et comment m'y prendre pour rejoindre la capitale. Qui contacter pour joindre les institutions diplomatiques belges et, comme un joker, le trajet vers l'aéroport le plus proche. En vérité, j'étais à  tel point bouleversée que nulle part où je suis allée, ni au bureau de police ni à  l'ambassade, je n'ai réussi à  me faire comprendre. Avec le recul, j'admets sans honte que j'ai erré à  travers la Tunisie sans parvenir à  me faire entendre de personne, voire plutôt en incitant les gens à  penser que j'étais une demi-folle. Je prenais des autobus, me trompais dans les destinations, cherchant mes enfants partout où il était impossible qu'ils se trouvent. J'ai dû dormir dans la rue, commettre quelques délits mineurs. Assez toutefois pour que des locaux s'en inquiètent et alertent les autorités qui m'ont arrêtée et mise en cellule un temps indéterminé. Apparemment, grâce au fait que je n'avais pas égaré mes papiers, ma famille a pu être prévenue et c'est mon frère qui est venu me rechercher dans une petite ville dont le nom ne vous apprendrait rien. Il m'a rapatrié pour ainsi dire de force car je n'étais plus à  même de coopérer avec qui que ce soit. Le médecin dépêché par les autorités a décrété que j'étais en état de choc. Mon frère s'est chargé de toutes les formalités administratives, dont une déclaration d'enlèvement en bonne et due forme, avant de me ramener en Belgique.

Hospitalisation

À mon retour j'ai été hospitalisée. Je suis resté en clinique plus de deux mois. Période durant laquelle j'ai dû réapprendre (car je l'avais effacé de ma mémoire et je voulais sans cesse savoir quand ils me rendraient visite) que mes enfants et mon mari avaient disparu. Cela fut rude. Douloureux au possible. Proprement inimaginable. Pendant mon hospitalisation, ma famille menait des recherches. C'était malaisé pour eux étant donné que moi je n'étais pas apte à  leur fournir des renseignements. Non seulement des conséquences de mon choc émotionnel mais surtout parce que j'avais laissé les rênes à  Camel qui nous avait conduit là  où lui seul savait.

Déchéance et abandon

Mon traitement fut long de plusieurs années. J'étais en incapacité plénière et j'ai perdu mon travail. Un à  un, mes proches se découragèrent. Mon frère fut le plus tenace. Le plus résistant. Il retourna même en Tunisie durant un mois avec sa compagne. Quand j'ai commencé à  me sentir un peu mieux, je me suis retrouvée sur la mutuelle. Puis sans autre ressource que l'appui de la Vierge Noire. Entreprendre une procédure internationale me semblait une montagne. J'ai quand même tenté de faire ce qu'il fallait auprès des services concernés. Où systématiquement il m'était demandé pourquoi je n'avais pas réagi plus tôt. Or il existait un dossier ouvert par mon frère. à‡a comptait pour du beurre, semblait-il. Et le temps passait irrémédiablement. M'éloignant un peu plus chaque jour de mes enfants. Un an, deux ans, trois ans... Mon petit Hugues, ma chère Chloé, ils grandissaient, ne se souvenaient sans doute plus de moi... Avaient-ils une nouvelle famille ? Une autre maman ? J'ai vivoté comme ça longtemps. En proie à  la tristesse. À la dépression. À l'indécision. Ne sachant plus que faire ou dire. Ou à  qui m'adresser. Une psychologue d'un centre pour la santé mentale m'a aidé à  prendre une décision : lâcher prise. Laisser mes enfants évoluer ailleurs, loin de moi, avec un père qui avait peut-être pour sa part réussi à  transcender le déséquilibre qui l'avait amené à  ce coup de folie. Me donner une chance de vivre. De revivre. De ressusciter.

Fatal constat

Aujourd'hui, Chloé et Hugues doivent être âgés de vingt-cinq et vingt-trois ans. Je ne ressens pratiquement plus rien. Je ne sais plus penser à  eux ni les imaginer. Notre lien s'est brisé. Pour avoir admis les racines de leur père, je les ai perdus à  jamais. Gelée émotionnellement, je vis encore. J'espère qu'eux aussi. "


(1)(2)(3) Le prénom a été modifié


Le décryptage de Michaà«la Gayack
En prenant connaissance de ce bouleversant témoignage, je décèle dans le récit de cette femme un isomorphisme entre le sentiment d'absorption ressenti à  la lecture de son vécu et le constat qu'elle a été dévorée vivante par son mari. Elle ne semble avoir eu de prise sur rien. Son inaptitude à  infléchir son existence est criante. Elle cède à  répétition à  un homme qui ne se montre à  aucun moment désireux de partager la réalité d'une famille ni de s'ouvrir à  ceux qui l'entourent. Le récit qu'elle fait de leur vie commune produit une sensation de vertige. Tout lui échappe. L'imminence du drame y est palpable et oppressante. De fait, nous assistons, avec impuissance, à  une progressive déconstruction affective et psychologique qui souligne cruellement la fragilité relationnelle de ce couple. Fragilité relationnelle qui est le résultat d'un ensemble d'interactions régies par un rapport de force - même si, au début, ce rapport de force n'est manifesté que par le silence mutique du mari. L'enchaînement dramatique qui en découle provient assurément de cette modalité relationnelle. Alors, même si mon empathie à  l'égard de cette dame est immense, je ne peux m'empêcher d'émettre l'hypothèse que si ses enfants avaient été retrouvés, après l'épreuve qu'elle a vécue, peut être n'aurait-elle plus été apte à  assumer son rôle parental, N'avait-elle pas déjà , préalablement à  ce rapt, beaucoup tremblé sur ses bases émotionnelles ? Au point de se trouver dans l'impossibilité de réagir de façon adéquate lorsque celui-ci a eu lieu, par exemple. D'ailleurs, et sans doute est-ce en raison du choc traumatique subi, lorsqu'elle raconte, elle semble complètement décollée du contexte réel et émotionnel qu'elle a traversé. Preuve en est sa toute dernière phrase qui (mais suis-je exceptionnellement sensible ?) m'a glacé. 


Article paru dans Filiatio #29 - mars/avril/mai 2018